Le temps n’existe pas puisqu’il est composé du passé, qui n’est plus, du futur, qui n’est pas encore, et du présent qui est évanescent, et disparaît sans cesse.
Le Stagirite, métèque en la Cité.
Il était né environ trois cent cinquante ans avant notre ère, dans une bourgade de Macédoine nommée Stagire, proche du mont Athos, et contemplait à l’instant, d’un air détaché, les ruines maintes fois millénaires de sa ville natale. La nuit approchait. À proximité, vieux de plusieurs siècles, gisaient les décombres d’un parc à thèmes. Au loin, les lumières du spatioport de Stratoniki embrasaient les flancs de la vallée.
Nous l’avions temporté depuis quatre heures. Il avait compris la situation avec beaucoup de distance. Quelques temportés étaient paralysés par leur voyage dans le futur et sombraient dans l’apathie. D’autres appréhendaient merveilleusement la situation. Ils étaient émerveillés et vivaient un moment d’euphorie. Mais une attitude aussi réservée, voire suspicieuse, était inhabituelle. Nous étions déroutés. Il restait deux heures, le temps commençait à être compté. Certains sujets étaient plus faciles que d’autres, l’habitude aurait pu nous aider à prendre du recul, pourtant nous éprouvions une grande frustration.
Beaucoup d’attentes pour Aristote mais, pour l’instant, aucun résultat. Une temportation était coûteuse, aussi le temporté était toujours choisi avec soin. Il nous donnait un peu, beaucoup, parfois même au-delà des espérances, et offrait alors tant d’informations en six heures qu’il nous procurait six mois de travail. Mais aujourd’hui, la chance n’était pas avec nous.
Aristote, le grand Aristote, l’élève de Platon, l’immense logicien, physicien, naturaliste, anthropologue, philosophe et penseur de l’unicité de l’univers, restait quasiment muet et ne nous aidait en rien. Nous l’observions avec respect, comme il nous semblait devoir faire devant l’un des plus grands maîtres de l’humanité. Mais rien ne transparaissait. Son apparence était d’ailleurs tout en contrastes. Il avait un front cérébral, des petits yeux et les jambes maigres, soignait sa mise, se rasait de près et portait de nombreuses bagues à ses deux mains. Sa voix, faible et aiguë, avec même un cheveu sur la langue et un soupçon de bégaiement, achevait de désarçonner, sans pour autant paraître ridicule.
Enfin, malgré sa taille modeste, commune à son temps, l’homme imposait une distance par sa prestance, la solennité de sa diction étrange, et jetait sur son entourage un regard perçant, où l’on distinguait une intelligence universelle, curieuse et très fortement empathique. Les rares questions qu’il avait posés concernait d’ailleurs les gens de notre temps, leurs désirs, leurs craintes, leur définition du bonheur, s’ils étaient heureux et s’ils vivaient vieux et bien entourés.
Une heure s’était encore écoulée. Malgré notre vaste pratique de la temportation, malgré un scénario plutôt efficace et bien rodé, malgré cette envie de croire, commune à tous les humains, de croire à tout et n’importe quoi, de croire même aux contes les plus enfantins, nous allions probablement à l’échec.
Il fallait pourtant bien leur masquer la sombre réalité. Les temportés n’étaient que des clones. Des copies d’humains du passé. Le sujet, resté dans son temps d’origine, continuait de vaquer à ses occupations, sans savoir qu’il avait été dupliqué, sans rien connaître du drame qui se nouait, quelques centaines ou milliers d’années plus tard, car son double, dans le futur, n’avait aucune conscience d’avoir été cloné, et se croyait être l’original.
Dès que les temportés devenaient conscients, nous leur chantions une petite fable, simple et cruelle. Nous leur disions, confondus d’admiration, être si heureux de les accueillir dans notre temps. Mais hélas ! Mille fois hélas, afin de ne pas troubler l’infratemps ni perturber l’hypermatière, nous devions les renvoyer à leur époque dans les six heures. Dans ce bien trop court intervalle, nous souhaitions mieux connaître leur environnement, leur vie et leur œuvre, si célèbre qu’elle était parvenue jusqu’à nous, et raison première de cette invitation temporelle, que nous attendions depuis si longtemps et nous faisait tant honneur aujourd’hui.
Car aujourd’hui était un grand jour ; nous les avions choisis pour être les premiers voyageurs du temps !
Mis ainsi en condition et flattés à la truelle de tout, de rien et surtout d’être les premiers, les temportés coopéraient facilement. Même les plus grands savants, émerveillés d’être parmi nous, voyaient leur sens critique et instinct scientifique subjugués. Tous gobaient la fable, puisqu’ils avaient été choisis, valeureux pionniers, acteurs d’une exploration aux confins des origines, pour être les premiers des temportés.
L’infratemps et l’hypermatière avaient un grand avenir. Ils vérifiaient que, une fois encore, plus la farce est énorme, mieux elle est crue. Mais la réalité de leur destin était lapidaire. Les temportés étaient stériles. Ils étaient créés sans système immunitaire ni symbiotes digestifs. Parfaitement aseptiques, sans aucun risque pour notre environnement, dans l’incapacité de s’alimenter ou même de survivre sous perfusion puisque la plus bénigne infection leur serait fatale.
L’ensemble de ces garde-fous nous permettait de garantir, même si l’un d’entre eux s’échappait, l’application de l’article six et dernier de la loi sur la temportation, qui stipule qu’à l’issue de sa sixième heure de vie ou, à défaut, au plus tôt après ce délai, et cette condition ne souffrant d’aucune exception, le temporté doit obligatoirement être détruit.
La doctrine de « protection du temps présent » fut une remarquable idée. Les lobbyistes mirent en garde les élus contre les risques de propagation d’ADN étranger, de virus étrangers et de bactéries étrangères, mais également de pratiques étrangères, de cultures étrangères, de fossé civilisationnel et de hiatus social.
Ils l’avaient répété, renvoyé, mouliné et propagé, tant et si bien que cette doctrine devint naturellement axiome puis vérité. Tant et si bien qu’elle fut votée comme le premier article de la loi. Mais la doctrine de « protection du temps présent » dissimulait d’autres motivations.
Le développement de la temportation s’était avéré long et semé d’embûches. Les premières tentatives produisirent d’horribles chimères, heureusement mortes sur le coup. Puis quelques succès partiels furent obtenus, mais qui n’étaient pas viables et au prix d’atroces souffrances infligées aux premiers clones.
Pour les mises aux point hasardeuses, et de plus en plus complexes, au fur et à mesure que l’on reculait dans le passé, l’habitude fut prise de temporter les pires tortionnaires de l’humanité. Leurs copies imparfaites subissaient alors l’enfer, et même l’enfer à répétition, car les essais furent tant laborieux qu’ils se distinguèrent par une longue suite d’insuccès et de frustrations, jalonnés d’êtres fugitifs et impensablement anormaux.
Quand le processus fut enfin au point, disposant de quelques copies parfaites de Gengis Khan, Attila, et autres Caligula ou Tamerlan, il fut temps de passer aux analyses corporelles. Les résultats furent inattendus. Les temportés étaient plus robustes, leurs systèmes immunitaires plus performants et leurs ADN plus résistants aux mutations que les nôtres. Leurs extraordinaires capacités reproductives étant fort troublantes, il apparut nécessaire de dépasser les expérimen-tations initiales.
Alors débuta l’expérience ultime, qui déboucha sur une naissance, issue d’un gamète temporté et d’un gamète du temps présent. L’âge adulte fut atteint en moitié moins de temps que le nôtre. L’énergie de l’être créé était prodigieuse. Son esprit contenait des instincts de pouvoirs furieux, associés à une intelligence hors de pair. Le résultat était terrifiant. Un surhomme était parmi nous. Cette perfection de volonté et d’action fut détruite sans hésitation. Dès lors, la sagesse nous commanda une loi juste et protectrice, afin de nous garder des démons du passé.
Il ne restait que quelques minutes avant l’expiration de la sixième heure lorsque Aristote s’exprima enfin :
– Je vous écoute depuis le début et n’ai pas cru un mot de vos sottises. Je me suis bien détaché de vos babillages pour analyser la situation et me forger une opinion plausible. Je sens mon corps, intimement, qui me dit, qu’au plus profond de mon anatomie, – pour autant que ma temportation, telle que vous la nommez, soit réelle – que je ne suis qu’une pâle copie de mon être qui, sous toute logique, est resté en son temps et à sa place, sans même avoir effleuré la sensation d’avoir été dupliqué. Il marqua une pause, nous déprisa infiniment du regard, et reprit :
– Tout ceci pour vous dire que j’ai acquis la certitude que mon état ici est temporaire, que mon incarnation est imparfaite et que vos buts ne doivent pas être satisfaits. La présentation de ma situation est déloyale et je ne vous dois rien, pas une information, pas un mot, vous n’aurez de moi rien d’autre que les vestiges du passé qui vous sont déjà parvenus : des écrits parcellaires, misérablement regroupés, au milieu d’un grand vide : l’essentiel de mon œuvre restera perdue, à jamais, et pour l’éternité. Il se tut, embrassa du regard la vallée, observa les ruines où il jouait enfant, puis leva les yeux vers la voûte céleste, et ajouta :
– N’ayez pas de regrets. Quand bien même vous seriez d’honnêtes gens, ce ne serait enfin que vanité de vous transmettre mes convictions. Rien n’existe de tangible en ce monde, hormis la mort et l’oubli.
Et il conclut :
– Maintenant, disposez de moi et faites cesser cette farce.
Une des beautés de la temportation est que l’opération peut être reproduite à l’envi. Nous avons donc temporté quatre autres fois Aristote, à différentes époques de sa vie, jusqu’à un âge très avancé.
Les mots ne furent pas toujours les mêmes mais le fond resta constant : l’indifférence envers notre civilisation, notre émerveillable science et notre fabuleuse technologie, accompagné du mépris le plus absolu pour notre manœuvre déloyale et son misérable protocole.
Alors nous changeâmes de stratégie. À la temportation suivante, la sixième, nous informâmes Aristote de son état et de son devenir, soit une copie avec une espérance de vie de six heures, en espérant par la franchise atteindre notre but plutôt que par la ruse.
Mais le sixième Aristote fut tout aussi muet que ses précédentes incarnations. Alors que nous le suppliions de nous instruire de sa vie et de son œuvre, il condescendit, à l’issue de la sixième heure, à nous dire ces derniers mots.
– Je ne vous crois pas. Votre franchise n’est que l’ultime mensonge de vos sottises précédentes. Vous avez dû rapatrier d’autres moi avant celui-ci, et user de tromperie avec eux. Comme je me connais, je sais ce qu’ils vous ont dit et ne les trahirai point. Vous, mon futur, votre présent et tous mes moi du passé à mes côtés, nous vous conchions.
Il resta silencieux un instant, chercha du regard les ruines où il jouait enfant, puis leva les yeux vers la voie lactée, et ajouta :
– Ne soyez pas honteux de votre pauvre ruse, tant vous êtes faibles et incomplets. Vous confondez pouvoir et savoir, connaissance et compréhension, capacité et loyauté, collection et amour. Votre quête du passé est vaine. Aussi vaine que d’espérer un futur meilleur. Le temps n’existe pas. Mes précédents vous l’ont déjà dit. Vous transmettre mon enseignement ne serait que vanité. Rien n’est constant en ce monde, hormis la mort et l’oubli.
Humant l’air une dernière fois, il conclut :
– Maintenant, achevez cette farce, que je sois le dernier de mes plusieurs, disposez de ce moi et mettez-y fin.
