La vie est belle. Je suis heureuse. Depuis six mois, mon papa est toujours avec moi. Dès que je rentre de l’école, il m’aide pour mes devoirs, ensuite nous jouons ensemble et le soir il me raconte des histoires.
Hier c’était dimanche, j’ai emmené Papa pour qu’il me surveille au parc de jeux. J’ai retrouvé plein d’amis. On avait tous nos Papas ou nos Mamans avec nous. Ça nous rassure et, en même temps, ça les rassure aussi.
Papa peut travailler beaucoup plus et désormais la famille a plein d’argent. Ma chambre déborde de jouets. Maman a un nouveau glisseur pour aller au travail. L’année prochaine, Papa m’a dit qu’on pourra changer de maison. On déménagera pour le quartier du bord de mer. Papa adore la musique des vagues. Il dit que le bon air nous fera du bien, à Maman et à moi. J’espère qu’il y aura des petits crabes, des étoiles de mer et d’autres enfants aussi.
Maman n’a plus un moment pour se reposer. Elle n’est plus souvent de bonne humeur. C’est le surmenage me dit Papa. Il faut la comprendre et être gentille avec elle. Mon Papa, lui, n’est jamais fatigué. Pendant qu’il s’occupe de moi, il traite dix affaires en même temps. Et comme il ne dort plus, il a des clients tout autour du globe. Je suis très fière de mon Papa
Maman m’inquiète. Elle est toujours fatiguée et s’agite tout le temps. Même la nuit. L’autre soir, j’ai entendu du bruit dans leur chambre. Un monsieur que je ne connaissais pas est parti au petit matin. Papa a été de mauvaise humeur toute la journée. Au début, ça arrivait de temps en temps mais depuis quelques semaines, c’est de plus en plus souvent. Je sais que Papa ne peut rien y faire. Je crois que Maman ne devrait pas amener des inconnus la nuit. Je ne comprends pas pourquoi elle fait ça.
Six mois avant.
– Bien… Monsieur Chamberlain, merci d’être venu, installez-vous. Avez-vous étudié le contrat ?
– Oui, effectivement… il est très avantageux.
– N’est-ce pas ? D’ailleurs, avez-vous appris la dernière, ce matin ?
– Non…
– Le gouvernement vient de prolonger l’exemption d’impôts de dix ans !
– Dix ans, vraiment ?
– Vous avez bien entendu. Dix ans ! Comment pourrait-on refuser une telle aubaine !
– Bigre… Oui… C’est vrai… Mais, pour les aspects techniques ?
– C’est-à-dire ?
– Au domicile, je crois que vous devez modifier la maison.
– Tout est à notre charge !
– Oui, mais… si je déménage ?
– C’est compris à vie dans la limite d’un déménagement tous les trois ans.
– Bien… Et lors des déplacements ?
– Votre télé-présence est bien entendu assurée par les implants cérébraux de votre femme ou votre fille.
– Parfait. Euh… j’ai… une dernière question.
– Je vous écoute.
– C’est… le nombre d’instances.
– Ah.
– Vous comprenez, je…
– Pardon, j’anticipe votre légitime question. Vous voulez savoir pourquoi vos instances sont limitées à six ?
– Oui, c’est ça… Pourquoi pas dix ou quinze, ça doit pas être si difficile…
– Bien sûr, nous pourrions même vous augmenter à trente ou cinquante, ce n’est pas le problème !
– Mais alors ?
– C’est une question d’éthique. La nouvelle vie que nous vous offrons, pour le bien de la planète et de vos proches, comporte les inconvénients que nous savons. Nous les compensons en créant un nombre d’instances équitables pour vous permettre d’être écologiquement responsable, d’augmenter considérablement votre train de vie, sans oublier l’entretien de tous les systèmes à notre charge et notre modeste rémunération également.
– Et vous avez évalué le nombre d’instances à six ?
– Oui. Dans votre cas, six instances. Le nombre est toujours personnalisé.
– C’est-à-dire ?
– Il est adapté à votre plasticité cérébrale, à votre vitesse de raisonnement si vous voulez. Pour certains cas, on aura besoin d’une quinzaine d’instances pour remplir notre contrat. Pour des gens peu formés, vous voyez ? Alors leurs instances réalisent des tâches subalternes mal rémunérées. Donc il en faut plus.
– Et pour moi, c’est six ?
– Oui, votre efficacité cérébrale est typique d’un représentant de la classe moyenne.
– Bon… Mais si la baie quantique tombe en cas de panne ?
– L’état de vos instances est figé, le technicien intervient dans l’heure, et vous reprenez vos tâches au moment où la panne a eu lieu.
– Dans l’heure ? C’est garanti ?
– Absolument. Nos techniciens sont aussi nombreux que diligents. Il en va de notre crédibilité. Avez-vous d’autres questions ?
– Non.
Il y eut un moment de silence. Le commercial attendait, le visage ouvert, détendu, presque souriant. C’était une question de secondes. Il savait que Monsieur Chamberlain s’entendrait dire :
– Où dois-je signer ?
Six mois après.
La vie est belle. Je suis heureux. Depuis six mois, j’ai enfin le temps de m’occuper de Maud. J’affecte une instance en permanence pour elle. Il m’en reste cinq pour travailler. Le plus surprenant est que j’ai multiplié mes gains par bien plus que cinq. L’union fait la force. Nous pensons pareils, agissons de concert, le résultat est exponentiel. Nous formons une équipe de nous-mêmes. Notre potentiel est sans limite.
C’est plus dur pour ma femme. Elle doit désormais s’occuper de tout le réel. Son travail et son humeur en pâtissent. Elle était d’accord. Nous l’avons décidé ensemble. Elle souhaite toujours me rejoindre quand Maud sera grande. Je ne sais pas nous tiendrons jusque-là. Les inconnus qu’elle amène nous font mal. Et ils manquent de discrétion. Maud s’est aperçu du manège. Nous en avons parlé à notre femme. Elle nous a promis de faire plus attention. Mais les visites ont redoublé. Nous souffrons comme six. Une partie de nous la comprend. Elle compense. Nous sommes là et je ne suis plus là. Nous n’avions pas idée des conséquences. Nous ne pensions pas que ce serait si difficile.
Pourtant, il fallait bien faire quelque chose. Les couples réels avec un enfant, soit l’unité familiale maximale autorisée, étaient discriminés depuis tant d’années. La fiscalité, de plus en plus lourde. La pression sociale de plus en plus pénible. Les innombrables petites complications de rien. Par exemple, les glisseurs récents n’avaient plus que deux places, les maisons modernes plus que deux pièces et le rationnement alimentaire était très juste pour trois personnes.
Ma femme a eu l’idée. Je n’étais pas vraiment d’accord. Il a fallu y réfléchir. Beaucoup. C’était pour Maud. Lui offrir un avenir meilleur. J’aime bien apprendre aussi et gagner de l’argent bien sûr. L’idée de devenir immortel évidemment. Ça a compté. C’était du n’importe quoi quand on y pense. Mais on l’a fait. Puis on a tenu, malgré tout. Quinze ans. Maud a grandi et lorsqu’elle a pris son indépendance, ma femme m’a enfin rejoint. On a pu s’aimer à nouveau. Et devenir encore plus riches. Vraiment riches. Nous allions acheter le château au bout de la baie, celui avec le spatioport.
Maud allait nous rejoindre avec son compagnon. À l’avant-garde des couples de la nation. Citoyens d’honneur pour le prix de leur exemple. J’étais fier de ma fille et de son ami, avec tout l’avenir devant eux, jeunes, beaux et stérilisés.
C’est alors que la catastrophe survint.
Vingt ans après.
Face à la mer, je me retourne vers la maison de mes parents. J’ai marché des mois pour la retrouver. En portant une lourde unité d’énergie d’une main et un puissant fuseur de l’autre. J’ai tué pour ça. Tant que je serais de ce monde, cela sera ; et ne finira qu’à ma perte, pour rejoindre mon amour. Nous allions emménager avec mes parents. C’était avant.
Arrivée au pied de la ruine, je descends dans la cave. Le local technique est éventré, la baie quantique dépouillée, tout n’est que désolation. Je ne perds pas de temps et prends la clé magnétique, autour de mon cou, depuis tant d’années. J’ouvre la trappe au fond de la baie, extrait les modules présentiels de mon père, puis de ma mère et remonte sans m’attarder. Le jour baisse. Du bow-window face à la mer, un dernier regard. Je ne reconnais rien. Même la mer n’est plus la même.
Il ne reste qu’à m’en retourner, pour quelques mois de marche encore. Là-bas, j’ai une baie quantique en état. Dans le désert. Les restes d’un abri souterrain. Mon petit chez moi. L’unité d’énergie est bonne pour cent siècles. Je ferais sauter l’entrée sous des tonnes de pierres. Et retrouverait Papa et Maman. Je ferais comme eux. Je me numériserais. Nous serons tous les trois réunis, à nouveau. Tout sera comme avant. On retrouvera le quartier du bord de mer. La plage, les petits crabes et les étoiles de mer. Et la musique des vagues. Et le bon air.
Quand nous étions une famille.
