Numéro

Six

Monoblog

La force

Je viens d’une époque où la téléportation n’existait pas. Il fallait se déplacer dans des machines. Se déplacer horizontalement, verticalement, dans les airs, sur mer, sur terre ou sous terre.

Se déplacer sur terre était lent et dangereux. Il fallait même la journée pour traverser notre pays, avec le risque d’être blessé ou d’y laisser la vie.

Mais le plus difficile à faire comprendre aujourd’hui, était certainement la nécessité d’avoir, dans le « dispositif de transport » le plus répandu, et qu’on appelait une voiture, une personne affectée en permanence à sa direction : le conducteur.

Pour diriger la voiture, le conducteur disposait de divers organes, commandes et boutons, qui n’étaient d’ailleurs pas – détail absolument incroyable – disposés à l’identique quelque que soit le modèle et la marque.

Cet illogisme était typique de ce temps.

Conduire était fatiguant sur de longs trajets, l’attention devait être permanente, sous peine d’accident. Par exemple, s’endormir la nuit en conduisant était souvent fatal.

Les gens ont appris tout ça dans les livres. Mais je croise toujours leur regard incrédule quand je leur raconte ces détails de vive voix.

Il y avait d’autres moyens plus rapides, par la voie des airs. Malgré tout il fallait encore une bonne journée pour se déplacer aux antipodes. Et c’était encore fatiguant et toujours un peu risqué.

On s’entassait dans un long tube assez étroit, sans trop pouvoir bouger, à visionner des films ou sommeiller, et attendre que ça passe.

Attendre des heures d’être transporté.

Attendre encore avant et après, dans d’immense lieux qui répondaient au nom d’aérogare, qu’il ne fallait pas confondre avec la réunion de tous ces bâtiments et des pistes d’envol : l’aéroport.

Attendre toujours, partout.

Dans les immeubles, il y avait des machines nommées, avec une certaine poésie, des ascenseurs, même s’ils permettaient de descendre aussi.

Ces ascenseurs pouvaient cesser de fonctionner. On appelait ça une panne. Oui, c’était un temps où les machines tombaient en panne. Toutes les machines, sans exception. Même nous. Avec un autre nom : on ne parlait plus de panne mais de mort.

Dans ces immeubles, il y avait aussi des escaliers. C’était des puits assez complexes, voire dangereux, et qui prenaient énormément de place pour rien dans la construction. Ils permettaient le changement d’étage. On utilisait ses pieds pour gravir de petits niveaux espacés généralement de moins de vingt centimètres, pour ne pas avoir à trop lever la jambe.

C’était encore fatiguant. Mais bien utile si l’ascenseur « tombait » en panne. Dès lors, l’ascenseur restait immobile et les passagers étaient contraints à une nouvelle et pénible attente, bloqués à l’intérieur d’un espace minuscule et sombre.

Pourquoi tomber en panne d’ailleurs ? Pourquoi pas monter en panne ? On m’a posé cette question, mais je n’ai pas su répondre. Ce monde ancien était empli de contradictions.

Comme ces histoires de rallonges, de rallonges électriques. Électriques… L’électricité… une forme d’énergie qui circulait dans des métaux, certains métaux, pas tous, une histoire de déplacement d’électrons, je n’ai jamais vraiment compris, j’étais juste un utilisateur. Toujours est-il que pour utiliser un « appareil électrique », il était nécessaire de le brancher à un fil, qui s’appelait une rallonge, c’était malcommode, il fallait la dérouler, on se prenait les pieds dedans. C’était lourd et encombrant quand on ne s’en servait pas et, avant de la ranger, il fallait à nouveau l’enrouler, soigneusement d’ailleurs, sinon le fil s’emmêlait et là, c’était la catastrophe.

Quand elle a été inventée, bien avant ma naissance, ils ont appelé ça la « fée électricité ». Pour ma part, l’électricité allait juste de soi, on ne se posait pas de question, hormis le dilemme pour la produire car, pendant très longtemps, on a pas su la créer sans polluer la planète.

Je viens d’une époque où les gens n’avaient pas tous la même couleur de peau. Il y avait des peaux blanches, noires, jaunes, rouges, avec des teints hâlés, ou pâles, des métissages de toute sorte. Certains jaunes se considéraient blancs et voyaient les blancs comme des roses. Ce qui faisait rire ces derniers, qui se gaussaient de ces jaunes qui méprisaient leurs voisins jaunes parce qu’ils se croyaient blancs.

Cette diversité de couleur était source de problèmes.

Des gens de toutes les couleurs pensaient qu’il n’était pas bon que des gens de toutes les couleurs se mélangent.

Les gens pensaient à tout, de préférence en s’occupant des autres plus que de soit. Comme cette idée de religion. C’est difficile à expliquer aujourd’hui, la religion. C’était une forme de spiritualité, avec une finalité aux antipodes de la spiritualité.

La religion était souvent associée à la politique, pour former une remarquable paire de concepts irrationnels, très représentatifs des idées de l’époque.

Des concepts fondés sur la croyance.

Une bien belle histoire tout même, cette politique. Les gens déléguaient, selon des principes dont j’ai oublié les fondements, l’organisation de leurs vies à d’autres gens, ces derniers n’ayant d’autres qualification qu’un grand appétit à ce qu’ils appelaient le pouvoir.

Le pouvoir, encore un concept bien difficile à expliquer. À quoi bon d’ailleurs. Tout cela est enterré et ne reviendra pas. En vérité, souvent le sol semble se dérober sous mes pieds. Il me semble être un fossile, comme un cavalier à cheval sur une autoroute.

Une autoroute ? C’était une route rapide à plusieurs voies pour les voitures. Voitures ? Je vous en ai parlé à l’instant, c’était comme les ascenseurs, mais à l’horizontal et avec un conducteur, non les ascenseurs n’en avaient pas besoin. Mais c’est une autre histoire, restons-en au fossile, c’est assez parlant pour vous de me voir ainsi.

Quand on y pense, la vie était vraiment compliquée. Aujourd’hui, la vie est meilleure. Les gens sont heureux, les mentalités ont changé. Il n’y a plus de violence et l’abondance règne.

Il aura suffi de peu, mais on y est arrivé, enfin je crois, et tous les jours qui passent sont une nouvelle source de réconfort.

J’ai pourtant eu tant de mal à y croire au début. Je n’y arrivais simplement pas. Je pensais être dans une sorte de rêve, en lévitation dans un univers doux, ouaté et incroyablement avancé.

C’était si bon de se dire que ça allait mieux, que l’humanité avait progressé, franchit un cap, était devenue attentive et responsable, qu’elle avait désormais une vision, une stratégie, un but, autre que la destruction, autre que la jalousie, autre que la bêtise, autre que la haine, autre que la domination ou l’anéantissement de son prochain.

Je suis heureux d’être vivant pour le voir de mes yeux. Le monde est devenu aimable. La gentillesse est une force. Nous n’avons jamais été aussi forts.

Nous explorons maintenant l’univers, à la recherche de l’inconnu et du mystère de nos origines, et je suis là pour le vivre, heureux et apaisé.

Alors je ne cesse de parcourir le monde, pour des conférences, des colloques, des symposiums et d’autres noms plus étranges encore.

Pour les remercier de m’avoir ressuscité.

Et raconter l’histoire du dernier homo sapiens à l’humanité d’aujourd’hui, l’homo extraterrestrium.