Numéro

Six

Monoblog

De la chance

Dans la force de l’âge, un soir, je retournais vers mon passé.

Nous avions fui notre pays devenu invivable et bientôt dévoré par les glaces. Nos ancêtres avaient dominé le monde, mais nous étions désormais démunis de tout et apatrides. En leur temps, nos savants emplis de certitudes crurent au réchauffement. L’inverse se produisit. Le changement de climat fut impensable et soudain. En une année, notre cadre de vie disparut. Nous passèrent de l’abondance à la survie glacée. La déchéance dans la nudité fut notre lot. D’autres pays plus nordiques n’eurent pas cette chance. Ils furent anéantis en quelques secondes. On se rappela alors les Mammouths découverts congelés avec de l’herbe dans la bouche.

Après avoir payé de nos derniers biens l’embarquement sur un cargo esseulé, nous firent route vers le sud. Mes parents perdirent la vie dans la traversée. Je fus sauvé par mon infirmité. Les pirates qui dévastèrent le navire me trouvèrent amusant. Je devins le nain porte-bonheur de leur capitaine, qui me traita en retour comme un chien. Quelques semaines plus tard, un patrouilleur d’une marine équatoriale arraisonna le vraquier. Toute l’engeance fut pendue pour flibusterie et l’épave coulée.

Les marins, pris de pitié par mon apparence et la couleur de ma peau, m’installèrent un hamac entre deux bannettes. Quelques jours après, j’abordais la terre promise remis en forme, vêtu décemment et libre. Mon pays d’accueil considérait les migrants avec bienveillance. Situé à l’ouest du continent et proche de l’équateur, il bénéficiait d’un climat doux et tempéré. Sa façade maritime permettait de nombreux échanges et son économie était florissante.

Je m’inscrivis à une école d’intégration où j’appris à lire et à écrire cette langue commune qui fut celle de leurs anciens maîtres. Toutefois, malgré les abominations commises de part le passé, les descendants des opprimés, désormais les maîtres de cette partie du monde, n’en tiraient pas de rancune. Le soir, je travaillais pour assurer ma subsistance et dormais peu d’un sommeil sans rêve.

Deux années passèrent. Reçu au concours universitaire d’intendance, j’obtins une bourse et ma condition s’améliora. Je dormais désormais dans une chambre d’étudiant et consacrais toute mon énergie à l’apprentissage de mon futur métier. Sur le campus, mon physique minuscule n’effrayait personne, la couleur de ma peau était une curiosité et mon esprit sociable était apprécié. Le cercle de mes relations s’étoffa.

Lors de la cérémonie de remise des diplômes, je fus présenté au Prince Kwabena Baako. Il m’exposa sa recherche, j’y répondis humblement. Nous nous quittèrent contents. Je débutais mon emploi dès la semaine suivante. La tâche était colossale mais le Prince appréciait la valeur du temps. Il m’initia à sa culture où le respect, l’humour et l’espérance sont tenus pour des vertus cardinales. Son premier prénom m’appris qu’il était né un mardi, jour de chance dans son pays. J’y vis également le signe de ma bonne étoile.

Un soir, quelques mois plus tard, je fus convié dans ses appartements. Seuls dans son fumoir, il m’offrit de partager son akpeteshie, une eau de vie de ses terres. Alors que nous la dégustions, il rompit le silence :
– Vous êtes-vous demandé pourquoi nous vous traitons ainsi ?
Je n’étais pas pris au dépourvu, aussi je répondis sans hésiter :
– Votre magnanimité vous assure de ne pas ressembler à mes ancêtres.
Le Prince sourit, satisfait.

Deux décennies plus tard, j’étais à la tête d’une petite armée de collaborateurs, avec un train de vie à la mesure de mes efforts. Mon employeur avait décuplé ses profits, inlassablement réinvestis dans la recherche, l’industrie et l’éducation.
Grâce aux valeurs de ce pays, désormais aux premiers rangs de l’économie mondiale, un migrant nain blanc et orphelin, débarqué pauvre et illettré d’un monde perdu sous les glaces, pouvait devenir mieux qu’une charge sur sa terre d’accueil.

Ces gens avaient compris que l’humain est la seule richesse qui vaille et que l’honneur ne se divise pas.

J’avais eu de la chance.